The 2017 Identity

Première étape

Les gestes sont automatiques. L’équipe est rodée. Nous nous envoyons les tasses de café comme des shots de Vodka avant d’attaquer. Le café brûlant tambourine nos tempes, crisse et bouillonne dans nos ventres. La flotte marronnasse s’écrase en vaguelettes successives sur les parois de notre estomac dans un rythme lancinant. Café cuit et recuit avec un arrière-goût de réglisse tapissant de braises au goût cendré la langue, les amygdales et tout ce qui s’en suit. Nos intestins se tordent. L’appel des toilettes! Lequel de nous va craquer en premier, courir s’enfermer, tenter de choper une revue au passage histoire de se détendre consciencieusement les sphincters tout en s’aérant l’esprit.
Absorbés par le travail, chacun simule une extrême concentration. Mais pas besoin d’en faire trop. L’autopsie c’est notre métier. Nous exécutons les gestes avec précision et méthode. Si quelquefois un des cadavres filmiques qui remplissent nos disques durs frigos éveillent une légère excitation ; un semblant d’interêt renouvelé ; rien ne nous avait préparer à cela.

Il est 20h00, la journée se termine et nous pensions rentrer chez nous peinard. Manger enfin et peut-être piocher dans la liste des archives de notre cinéphilie pour réveiller l’excitation qui nous fait aimer ce métier. Assit dans le canapé, confortable, déjà assoupi nous enclenchons la lecture comme d’autres font la vaisselle : Une légère attention portée aux détails, mais une attention en mode automatique prête à se déconnecter au moindre signal extérieur. Téléphone, sms, repas, bruits extérieurs… La technique de l’œil mou comme l’appelle le patron. Attention minimum, tête en arrière pour que le regard pointe vers le bas. Ça fatigue moins ! C’est le métier qui rentre et la passion qui se barre sur la pointe des pieds.

Ce jour-là pourtant nous ne rentrons pas. Rendez-vous dans la salle. Le dénicheur nous a ramené un film. C’est lui qui nous fournit les corps cinématographiques. Il ne s’épanche pas en explications nébuleuses. Un simple : « Il faut que vous matiez ça absolument… » suffit à attirer notre intérêt. Ok, matons-ça alors.

Le corps filmique se présente sous des atours fort esthétiques, presque agréables. La nuit ne devrait pas être longue. Toutefois, rapidement quelques détails étranges nous saute aux yeux. Il y a des failles. Une affiche tout d’abord. Splendide, attirante comme la lumière des phares. Elle dégage un érotisme pervers et mystérieux. Nous sommes interloqués. Ce film cache quelque chose que notre œil aguerri saura découvrir, analyser. Pensions nous.

Deuxième étape

Nous sommes réunis pour l’occasion. A plusieurs le décorticage est plus rapide. Des flashs de couleurs, solarisations violentes. Direct. Pan dans l’œil. Ça aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Peut-être la fatigue du au travail alimentaire qui occupe certains d’entre nous le reste du temps. Ou ce putain de café qui tire sur notre intestin comme un culturiste fait des tractions.

L’image est une surface lisse mais ce n’est pas un miroir. A l’intérieur des ombres étranges s’agitent. Ce que nous voyons est moins que ce qui existe. Elle nous le rappelle par un crépitement brutal et désagréable. Non, cela ne vient pas du film. Damned! Quelqu’un a fait entrer illégalement des pop-corn dans la salle! Je baisse la tête en signe de mécontentement. Un paquet cartonné remplie de petits bubons caramélisé me nargue.

C’est vrai. Je mange quand j’angoisse. Lentement, méthodiquement. par intervalles singuliers qui empêchent les autres de s’habituer au bruit sinistre de craquements et de mastications. Discrètement je pose le paquet au sol. Et du pied je le fais glisser sous le siège en faisant attention de ne pas le renverser. L’incident est clos. On le sait bien pourtant : Chips, popcorn, glaces, bonbons, toutes ces friandises dégueulasses sont les éléments perturbateurs qui pourrait à terme faussé les résultats de l’expérience cinématographique.  On en pendrait pour moins que ça. On pourrait le faire pour une sonnerie de portable par exemple. Mais là on le brûlerait et on balancerait ses cendres dans la cuvette des chiottes

Mais il y a une tension nette, palpable. Comme sur l’écran, suite de gros plan ou la peau devient matière, l’œil une ouverture vers l’esprit. Les gestes se font lents, mesurés. Paranoïaques. Pourquoi ces indications temporelles? J’ai l’impression de cligner les yeux et de sauter des passages du film. De manquer des indices. Est ce qu’ils ont de l’importance? Trop tard nous ne pouvons pas revenir en arrière. Le film, lui, le peut. Et il le fait. Je regarde rapidement mes collègues. Loin, bien loin. Nous sommes des patineurs sur l’image. Nos lignes se croisent quelques fois mais chacun suit dorénavant son chemin. Comment se peut-il que le temps se rembobine, saute, nous fasse revivre une scène d’un espace différent. Une fois, deux fois. Il faut reconstruire le schéma. La structure n’est pas linaire comme nous l’avons appris dans les livres… Nous sommes piégés.

Troisième étape 

Le corps filmique se déploie tendu, nous sommes happé à l’intérieur. Les images réveillent des sentiments complexes. Des réactions que chacun cherchent à intérioriser consciencieusement. Ne pas révéler tout de suite ce qui nous touche. Pourtant le film nous scotche telles des mouches sur le papier collant d’une cuisine estivale. Trop tard pour décrocher. 4 personnes autour du film qui tout en nous révélant des indices nous plonge un peu plus dans la perplexité. J’aimerais capter le regard rassurant des autres. Soudain les indications temporelles deviennent folles. Alors les barrières tombent et de spectateurs experts que nous sommes ; il faut l’avouer un peu passifs ; la routine du métier qui n’apporte plus que de rares surprises nous avait un peu tous séchés ; nous devons observateurs actifs des scènes qui se déroulent devant nos yeux. Attentifs, sur nos gardes comme cette bande de hors la loi perdu dans ce village abandonné. Le film se projette en nous, savate nos aprioris rassurants. Il maltraite la narration commode et nous maintient dans un état quasi hypnotique de veille. Il fait de nous des entomologistes picturales. Regardant avec un œil neuf, se dérouler des événements séculaires. Expérience de transe. Mes certitudes s’envolent devant moi en petits angelots éthyliques avant de s’éclater en corolles lumineuses puis elle s’éteignent avec un rire fou, un rire libérateur. Merde qu’est ce qui s’est passé!
Puisqu’il le faut la lumière se rallume. Un temps. 4 cadavres émergent lentement de leurs sièges. Générique. Nous sommes morts… En fait non. C’est le bordel intégral dans notre cerveau. Nous avons vécu une extase visuelle. Une partouze des sens qui l’espace d’un film a fait sauté toutes les conventions. Nous titubons, un peu gênés d’avoir partager des émotions si intimes, si physiques. Bon sang quelle excitation!

L’autopsie est finie, le film est reparti. Il continue son travail de destruction/reconstruction ailleurs. Il s’infiltre, bouscule, choque et procure comme il a l’a fait avec nous un sentiment de première fois. Première baise, première cuite, première drogue… Ben ouais il a rajeunit notre regard.

C’est pour ça sans aucun doute que Laissez bronzer les cadavres de Hélène Capter et Bruno Forzani est pour nous le meilleur film de 2017